Les femmes et
les ordres militaires
La question se pose de savoir quelles relations les ordres militaires
ont entretenues avec les femmes en général, et avec
les soeurs de l'ordre de l'Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem
en particulier. Puisqu'ils avaient l'occasion de cotoyer et d’intégrer
les femmes, ils ont été amenés à élaborer
une “ligne de conduite” qui a permis à celles-ci
d'oeuvrer pour eux sous des statuts différents.
Nous avons peu d'informations. L'objectif de ce livret est de
faire le point sur les données dont nous disposons et d'avancer
des hypothèses pour la reconstitution du costume d'une
soeur Hospitalière en 1180-1190. En raison de la documentation
fragmentaire, il va de soi que les recherches ont dû dépasser
celui de l'Ordre des Hospitaliers. Ainsi, l'étude de l'ordre
du Temple et de celui des chevaliers Teutoniques a fourni des
éléments complémentaires. Car, malgré
quelques divergences, ces ordres ont adopté une attitude
généralement commune vis à vis des femmes.
I –
Les femmes et les ordres de moines-soldats à travers les
sources textuelles.
Les témoignages
évoquent les femmes de tous âges qui ont fait le
choix d'une vie religieuse communautaire, mais aussi celles qui
étaient au service de maisons de moines-soldats et qui
exerçaient des fonctions de servantes. Comment les ignorer,
surtout lorsque leur entrée dans l'ordre s'accompagnait
de dons en terres ou en biens matériels divers, ou encore
de donations financières ?
Les relations
avec les femmes sont interdites de façon formelle. Ainsi,
la règle de Raymond du Puy, pour l'ordre de Saint-Jean
de Jérusalem, insiste sur la nécessité absolue
pour les frères de préserver leur chasteté,
donc de se tenir éloignés des femmes : “...En
outre, lorsqu'ils seront dans une église ou dans une maison
ou dans tout autre lieu où il y a des femmes, ils [les
frères] devront prendre garde à leur chasteté.
Aucune femme ne pourra laver leur tête, ni leurs pieds,
ni faire leur lit. Que Notre Seigneur, qui habite dans les cieux,
les garde en cette manière, amen”.
Lorsqu'un frère avait cédé à la tentation
et commis le péché de fornication, la réprimande
était sévère : “...Il [le frère
pécheur, qu'il soit laïc ou clerc] sera déshabillé
à la vue de tous dans la ville où il a perpétré
son crime, le dimanche après la messe...il sera battu durement...ensuite
si Dieu illumine son coeur, et s'il retourne à la maison
des pauvres et se reconnaît coupable...il sera accueilli
et tenu pendant une année entière à l'écart
dans un local réservé aux étrangers...”.
Une telle attitude n'a rien d'étonnant, les frères
Hospitaliers prononçaient trois voeux au moment de leur
entrée dans l'ordre, parmi lesquels celui de chasteté.
Et ils ne sont pas les seuls.
Les chevaliers
Teutoniques, de leur côté, excluaient les femmes
de l'enceinte même de leurs maisons, car elles risquaient
d' « amollir » (emolliri) les frères.
C'était
aussi le cas des Templiers qui craignaient tout autant la proximité
féminine : “...Des frères qui se conduisent
mal (1)...
"Nos
creons estre perilloux chose a toute religion trop esgarder face
de feme. Et por ce nul de vos presume baisier de feme, ne veve,
ni pucele, ne mere, ni seror, ne ante, ne nule autre feme ; et
adonques la chevalerie de Jhesu Crist doit fuir en totes manieres
baisier de femes, par quoi les homes soloient maintes fois perillier,
que il puissent converser et maindre perpetuelment o pure conscience
et o seure vie devant la face de Dieu”.
L'exclusion des
femmes est affirmée théoriquement mais la mise en
pratique d'un tel principe est délicat. Il était
en effet impossible de les rejeter.
Dans l'Ordre des
Chevaliers Teutoniques les femmes pouvaient avoir deux statuts.
Elles pouvaient être sorores, ou soeurs à part entière
ou bien consorores, soeurs associées, pour s'occuper des
malades. On ne sait rien des conditions matérielles de
ces dernières. Il est possible qu'elles aient porté
un habit particulier mais seulement à l'intérieur
de la maison de l'ordre. Dans l'ordre, les femmes résidaient
dans des maisons séparées de celles des hommes.
Dans la deuxième moitié du XIIIème siècle,
on sait qu'elles récitaient l'office divin chaque jour
et s'occupaient aussi des malades dans les hôpitaux.
L'ordre le mieux
connu est celui de Santiago, fondé en 1171, dans la péninsule
ibérique. Il apparaît qu'à ses débuts,
les femmes, ou sorores, ne vivaient pas dans une maison à
part. Par la suite, le développement de l'ordre semble
avoir entraîné une réglementation plus stricte
pour son fonctionnement, avec séparation des hommes. Il
existait deux types de soeurs : les premières vivaient
en recluse dans un couvent, les secondes, soeurs séculières,
demeuraient dans leurs propres maisons. Les sorores n'étaient
pas à proprement parler des nonnes. Elles consacraient
leur vie à la prière et suivaient l'office divin
chaque jour, mais elles avaient aussi en charge l'éducation
des filles des frères, jusqu'à leurs 15 ans. Il
y avait aussi des consorores. Elles pratiquaient le don envers
l'ordre, en échange de prières, mais résidaient
chez elles, et pouvaient ensuite rejoindre l'ordre en question
sans obligation de porter l'habit .
La question des
femmes et de leur rôle dans les ordres est aussi liée
à celle des couples mariés qui souhaitaient rentrer
dans l'ordre. Là non plus, il n'était pas possible
de les ignorer, car c'était aussi une opportunité
de bénéficier de tout ou partie de leurs biens.
Le cartulaire de l'Ordre de l'Hôpital de Saint-Jean évoque
le cas particulier d'Agnès (2). Celle-ci est l'épouse
de Gaius, chevalier et frère de l'Hôpital. En 1155,
elle fait don de la totalité de ses maisons, sises à
Acre, au profit de l'Hôpital qui, en échange, lui
assure une rente de 80 besants annuels. A la mort de la donatrice,
l'ensemble des biens reviendront à l'ordre. Le texte n'évoque
en aucun cas une séparation officielle des époux,
les liens du mariage sont donc toujours existants, mais strictement
théoriques.
D'autres exemples
montrent des couples dont les deux parties rejoignent un ordre.
Homme et femme étaient acceptés en tant qu'associés,
au titre de “confratres” et “consorores”
ou encore de “donati”et leurs statuts pouvaient présenter
des conditions spécifiques.
Article 69 de la Règle du Temple :
Quomodo fratres
conjugati habeantur
“Fratres autem conjugatos hoc modo habere vobis permittimus,
ut si fraternitatis vestrae beneficium et participationem unanimiter
petunt, uterque sue substanciae porcionem et quicquid amplius
adquisierint unitati communis capituli post mortem concedant,
et interim honestam vitam exerceant, et bonum agere fratribus
studeant ; sed veste candida et clamide alba non incedant. Si
vero maritus ante obierit, partem suam fratribus relinquat, et
conjux de altera vitae sustentamentum habeat. Hoc enim injustum
consideramus, ut cum fratribus Deo castitatem promittentibus fratres
hujusmodi in una eademque domo maneant”.
Des freres
maries
“Se les homes qui sont mariés demandent la confrairie
et le benefice et les oraisons de la maison en tel maniere les
vos otroions a recevoir, que l'un et l'autre après sa mort
vos otroit la partie de son bien et tout quant que de ci en avant
conquistra. Entretant il doivent mener honeste vie et estudier
de bien faire as freres. Mais il ne doivent mie porter blanches
robes, ne blans manteaus ; mès se le baron muert ançois
que sa feme, li frere doivent prendre la partie de ses biens,
et de l'autre partie ait la dame le sostenement de sa vie ; que
ce ne sembleroit pas droit a nos que tels confreres deussent habiter
en une maison aveuc les freres qui ont a Dieu promis chasteé”(
3).
La Règle
du Temple impose ainsi des rectrictions d'ordre vestimentaire
(interdiction de la couleur blanche pour la robe et le manteau)
mais aussi de mode de vie. Les frères qui ont prononcé
leurs voeux et en particulier celui de chasteté ne sauraient
vivre sous le même toit avec des confrères mariés.
Certains de ces confratres ou consorores semblent avoir joué
un rôle très important. L'exemple du couple Gombau,
lord de Vallfogona (dans la région de Tarragone) et Ermengarde
d'Oluja est révélateur. Ils firent don de leurs
biens et de leurs personnes le 31 décembre 1196, à
la maison du Temple, à Barbera, et devinrent donats (les
donats font le voeu d'obédience au maître, ne prononcent
pas de voeux définitifs, mais expriment l'intention de
rentrer ultérieurement et définitivement dans l'ordre).
La mention d'Ermengarde revient le 11 août 1198. Sous le
qualificatif de “preceptrix” ou commandeur féminin,
de la maison du Temple de Rourell, maison-fille de Barbera, elle
est réceptrice d'une donation au nom de l'ordre de la part
de Bérengario Duran. Cet exemple montre deux choses : d'une
part une femme mariée (mais il semble qu'à cette
date Ermengarde soit veuve) est devenue membre de l'ordre en tant
que soeur à part entière, d'autre part, elle a exercé
des fonctions de commandement dans une maison qui abritait des
soeurs et des frères.
L'ordre de l'Hôpital
de Saint-Jean accueillait lui aussi des couples de donats. L'exemple
précis dont nous disposons est daté du 13 mai 1302.
Lors de la tenue du chapitre général du prieuré
de Lombardie, est évoquée la jouissance de biens
concédée à deux laïcs, Garessio d'Altavilla
et sa femme, Alasina, qualifiés de donati. En tant que
tels, ils se doivent de porter sur leurs vêtements “une
croix à trois branches, soit un signe que l'on appelle
Crocia (en forme de T)...A la mort de son épouse, Garessio
prononcera des voeux définitifs et arborera alors le signe
de la croix entière” (4).
La présence
des femmes est encore attestée avec un statut domestique.
Les communautés de frères de l'Hôpital et
du Temple disposaient d'un personnel masculin et féminin
à leur service, composant une familia. Il paraît
en effet probable que certains travaux d'ordre domestique ne pouvaient
être réalisés par des hommes, à une
époque où la division sexuelle du travail constitue
une des bases de la société. Les sources évoquent
des lavandières pensionnées dans les maisons hospitalières,
comme dans la maison d'Avignon en 1373 (5). De manière
plus générale, les commanderies disposent toutes
d'une servante, parfois âgée (“unam ancillam
sive vetulam”; “una antiqua mulier”).
Certains témoignages évoquent une véritable
intendante qualifiée de “mère” (“pro
matre qui servit eis”... “Quedam milier dicta
la mayre”...). Ces femmes n'ont à aucun moment
intégré la communauté pour laquelle elles
travaillaient.
II - Le statut des communautés de femmes.
Si sur le plan
des idées, les membres des différents ordres se
rejoignent, l'étude de cas permet de mettre en évidence
des situations diverses.
A –
Des communautés indépendantes.
Il y avait des
communautés de soeurs Hospitalières autonomes (Sigena,
Séville, Beaulieu, Toulouse..). Dans ce cas, les soeurs
élisaient leur prieure ou magistra, qui administrait la
communauté et relevait soit du Grand Maître soit
du Grand Prieur dans le ressort duquel était située
leur maison. Dans les maisons autonomes de l'ordre de Santiago,
la situation est identique. Les soeurs étaient dirigées
alors par une “commandadora” ou prieure, élue
par la communauté et reconnue par le maître. La prieure
possédait le pouvoir “senorial” et le pouvoir
spirituel d'une abbesse. Dans certains cas, comme à Sigena,
la prieure pouvait avoir autorité sur les deux communautés
séparées de frères et de soeurs.
Cependant, il
y avait des intervenants masculins dans certaines occasions. Les
couvents de femmes étaient en règle générale
soumis à la clôture (la cas de Sigena est particulier,
les soeurs ayant la possibilité de sortir pour échapper
à l'insalubrité liée à la présence
de marécages) et de ce fait, les relations avec l'extérieur
rendues malaisées. L'ordre de Santiago prévoit ainsi
l'intervention de personnages masculins, officiels qui représentent
la prieure et assurent en son nom les relations avec le monde
hors des limites du couvent.
Le fonctionnement interne de la maison des soeurs nécessitait
aussi une présence masculine. Ainsi, la maison de Sancti
Spiritus (ordre de Santiago), de Salamanque, avait besoin d'un
chapelain, d'un médecin, d'un sacristain, d'un majordome...
B –
Des communautés placées sous l'autorité d'une
maison de frères.
Cette situation
n'est pas propre à un seul ordre ni même caractéristique
de l'organisation interne de celui-ci. Des maisons de soeurs hospitalières
étaient placées dans la dépendance d'une
commanderie, comme c'était le cas en Suisse, en Allemagne,
au Danemark ou encore aux Pays-Bas. Les frères de la commanderie
assuraient alors les obligations religieuses dans la maison des
soeurs. Certaines des maisons de l'ordre de Santiago présentaient
une organisation identique.
C –
Une présence féminine dans des maisons de frères.
Des témoignages
évoquent une présence féminine dans des maisons
de frères de l'Hôpital. C'est le cas dans la maison
de Hampton (Middlesex) en 1227. L'enquête de 1373, à
l'initiative du pape Grégoire XI, révèle
la présence de trois femmes donates dans des commanderies
de frères, dans le prieuré de France (qui correspond
au nord-est de la France). Dans les trois cas (Saint Maulvis -
diocèse d'Amiens / Boncourt - diocèse de Laon /
Saint-Etienne de Rayneville - diocèse d'Evreux), il s'agit
de femmes âgées (deux de 60 ans, une de 76 ans).
Il est possible qu'elles soient entrées dans ces maisons
à un moment où leur âge avancé ne risquait
pas de créer de trouble. De même nous ignorons quelles
étaient les conditions matérielles des 7 femmes,
mariées, veuves et célibataires, mentionnées
en 1312 dans la maison des Hospitaliers de Clerkenxell, qui vivaient
dans la maison et recevaient des pensions. Peut-être s'agit-il
ici d'un nouvel exemple de l'emploi de femmes en tant que domestiques
à l'intérieur d'une maison de frères, et
non de soeurs membres de l'ordre.
III –
Les Hospitalières de l'ordre de l'Hôpital de Saint-Jean
de Jérusalem.
A –
Origine et développement.
A l'époque
de la fondation de l'Ordre de l'Hopital de Saint-Jean existait
à Jérusalem un monastère de nonnes bénédictines,
le couvent de Marie Madeleine, à la tête duquel se
trouvait l'abbesse Agnès. Selon Delaville le Roulx (6),
Agnès ou Alix, serait une Romaine venue en terre Sainte
et qui y aurait établi un hôpital pour les femmes
pauvres malades, dont la fondation aurait reçu l'approbation
du Patriarche de Jérusalem. Le monastère accueillait
les pèlerines que le monastère des Latins, bénédictin
lui aussi, ne pouvait recevoir. Par la suite, la rupture entre
Gérard et les Bénédictins (à l'occasion
de la création de l'Ordre de l'Hôpital en 1113) semble
s'être doublée de la séparation entre Agnès
et son couvent initial. Le nom de celui-ci fut changé pour
celui de Marie la Grande, mais l'hôpital resta sous le vocable
de Marie Madeleine. Jacques de Vitry précise que les moniales
adoptèrent la même règle pour le service des
pauvres.
L'auteur anonyme
du manuscrit de Münich (7) évoque le Xenodochium destiné
à l'accueil des femmes. Les informations sont peu nombreuses
sur le personnel chargé de prendre soin des malades. La
présence de soeurs est attestée. Ce sont « des
matrones plus âgées, des sages veuves et des femmes
vertueuses et religieuses », qui ont plus particulièrement
en charge les enfants abandonnés dès leur naissance
à l'hôpital. Les femmes malades furent accueillies
jusqu'en 1187. La prise de Jérusalem par Saladin,à
cette date, obligea les soeurs Hospitalières à quitter
la terre Sainte pour l'Occident. Là elles furent intégrées
soit dans des monastères de femmes déjà constitués,
soit dans des maisons masculines. Elles cessèrent de s'occuper
des malades et se consacrèrent à la prière.
Le plus ancien
monastère de soeurs Hospitalières semble être
celui de Buckland, en Angleterre, fondé en 1180 par Henri
II, qui y rassembla les soeurs dispersées jusqu'alors dans
plusieurs maisons. Puis viennent ceux de Manetin et de Prague
en Bohême, sur l'initiative du pape Lucius III et celui
de Sigena en 1188.
Au début du XIIIème siècle, les Hospitalières
s'installent à Martel en Quercy et à Pise (San Giovanni
de Frieri). En 1250, la fondation d'Alguayre en Catalogne est
instituée par Marquesa Sa Guardia. Beaulieu doit sa fondation
en 1259 à un seigneur local, Gilbert de Thémines,
et son épouse, qui donnent à l'ordre de l'Hôpital
un hôpital qu'ils avaient fondé. La donation fut
ensuite confirmée en 1298 par le Grand Maître Guillaume
de Villaret, qui promulgua la même année la règle
de ce nouveau monastère, établie sur le modèle
de celle de Sigena.
La fin du XIIIème siècle est marquée par
les fondations de Penne au royaume de Naples (1291) par Isabelle
d'Aversa et celle de Fieux en Quercy (1297) par un membre de la
famille de Thémines.
La maison de femmes
la plus connue est celle de Sigena, en Aragon oriental, sur les
bords du rio Alcanadre, dont la règle a été
conservée. La fondation de ce monastère est liée
à une légende. Un bouvier du coin, ayant remarqué
que l'un de ses taureaux était toujours attiré par
le même îlot, finit par y retrouver une image de la
Vierge qui avait disparu de l'église locale. Cette image
disparaissait et réapparaissait régulièrement
au même endroit. Ce miracle attira la famille royale. La
reine Dona Sancia de Castille, épouse d'Alphonse II le
Sage, roi d'Aragon, décida alors la fondation d'un monastère.
Elle obtint du Prieur de Saint-Gilles, châtelain d'Amposte
en 1187, la concession de Sigena pour y créer une maison
destinée aux religieuses Hospitalières. Celles-ci
suivaient la règle de Saint-Augustin mais la reine Sancia
et l'évêque d'Huesca leur en donnèrent une
nouvelle en 1188, qui fut approuvée par le Maître
de l'Hôpital (Roger de Moulins ou Hermengard d'Asp) et confirmée
par le pape Célestin III, le 3 juin 1193.
La règle...“spécifiait,
heure par heure, leurs devoirs pendant la journée, les
offices qu'elles devaient dire, les messes, processions et fêtes
qui devaient être célébrées dans le
couvent. Elle entrait ensuite dans les détails des bains
et ablutions auxquelles elles étaient soumises, de l'organisation
des dortoirs et du réfectoire, des soins à donner
aux religieuses malades ; si l'une d'entre elles venait à
mourir, elle déterminait la conduite à tenir pour
l'ensevelissement et les obsèques, et fixait les prières
et les messes destinées à assurer le salut de l'âme
de la défunte. Enfin, à un autre point de vue, elle
prescrivait la coulpe, c'est-à-dire l'accusation mutuelle
des fautes commises, le pardon des offenses et la réconciliation,
le port de l'habit et le mode d'élection de la supérieure”
(8).
La règle
de Sigena devint, semble-t-il, la référence pour
toutes les autres maisons de soeurs Hospitalières.
B - Hypothèses
pour la recréation du costume d'une soeur Hospitalière.
Nos recherches
précédentes nous avaient amenés à
proposer une hypothèse de reconstitution du costume d'un
membre de l'Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem.
Très rapidement est venue l'idée de nous intéresser
aux soeurs de ce même ordre, qui restaient très peu
connues. Mais les sources directes sont des plus discrètes.
Nous avons donc fait le choix de croiser des données de
sources diverses.
Les sources
Nous disposons de l'article 59 de la Régle de Sigena, intitulé
De vestibus qui apporte quelques précisions d'ordre vestimentaire.
« Pelles silvestres cirogrisorum non deferant sed
habeant tantum agninas, vestes lineas humiles et laneas ; pelliceas
agninas deferant, quales fratres Hospitalis solent portare ».
« Qu'elles ne portent pas de fourrures de lapins sauvages*,
mais qu'elles aient seulement des peaux d'agneau, de modestes
vêtements de lin et de laine ; qu'elles portent des peaux
d'agneau telles qu'en portent habituellement les frères
de l'Hôpital ».
*sauvages : littéralement « de fourrures sauvages
de lapin ». Il faut croire que le lapin n'était
pas domestiqué comme l'était le mouton ou l'agneau.
D'où le tabou « Cirogrissus pour cirogrillus
ou cirogryllus ou ciroguillus = cuniculus = lapin.
Les informations
demeurent donc très fragmentaires. Pas de noms de vêtements,
pas de mention de couleur, pas d'allusion au port d'une croix...De
plus, il s'agit ici d'une règle qui s'appliquait à
une communauté de femmes instituées en soeurs se
consacrant à la prière et ayant renoncé aux
soins aux malades. Cette évolution les a fait intégrer
le monde plus dogmatisé, plus réglementé
des couvents de femmes.
D'ailleurs, d'autres règles destinées à des
communautés féminines comportent des points communs
avec la règle de Sigena. C'est le cas de celle, plus complète
et précise, établie par Robert d'Arbrissel, fondateur
de l'abbaye de Fontevrault (9).
"qu'elles n'aient de voile qu'en lin.
que leurs guimpes blanches ne se voient jamais, les voiles les
recouvrant.
qu'elles ne laissent pas pousser leurs cheveux.
qu'elles n'aient jamais de tunique ou de manteaux, si ce n'est
du drap le plus ordinaire de cette terre, de couleur naturelle,
et non tondu, longs jusqu'aux pieds et pas au-delà.
que les manches des tuniques aient deux pieds de large et tombent
jusqu'aux genoux.
qu'elles n'aient jamais de peaux, ni de pelisses, ni de couverture
sur les lits que d'agneau.
qu'elles fassent étroites les manches des pelisses, longues
jusqu'au bout des doigts, et larges au poignet d'un demi-pied.
qu'elles n'aient pas de vêtements à franges, ni
sur le dos, ni sur le lit, qu'ils soient cousus coupés
net, comme les tuniques, les manteaux et tous les autres vêtements.
qu'elles n'aient jamais de surplis sinon blancs
qu'elles n'aient pour ceindre leur corps, d'autres ceintures
qu'en laine.
qu'elles ne portent jamais de gants.
qu'elles ne fassent jamais pousser leurs cheveux, mais qu'elles
les tondent au rasoir trois fois par an ou qu'elles les coupent
aux ciseaux à ras".
Ainsi on retrouve
la mention de textiles de drap ordinaire, de modestes vêtements,
de couleur naturelle, de matériaux simples (laine, lin...),
d'interdiction de toute fourrure sauf l'agneau que ce soit pour
les vêtements ou les lits.
Les hypothèses
pour une recréation
La création des Hospitalières en parallèle
avec celle des Hospitaliers (au moment de la scission avec le
couvent bénédictin) fait pencher la balance dans
le sens de l'adoption d'une régle commune aux deux établissements
masculin et féminin. C'est le cas pour ce qui concerne
les soins à apporter aux malades qu'ils accueillaient (règle
écrite à l'époque du maître de l'ordre
Raymond du Puy mais qui reprendrait la règle de Gérard
transmise oralement). Si la fondation de l'Hôpital est donc
bien liée à l'action d'une communauté de
laïcs, on peut raisonnablement penser que le costume féminin
(comme son pendant masculin) n'avait rien de spécifique,
du moins aux débuts de l'ordre. D'ailleurs, les sources
occidentales textuelles et iconographiques montrent un costume
qui ne semble pas vraiment fixé dans les détails.
La nuance entre le blanc et le noir existe, mais l'extrême
simplicité de la règle de Robert d'Arbrissel contraste
violemment avec les enluminures de l'Hortus deliciarum montrant
des chanoinesses vêtues de tenues brodées et frangées,
ou avec les critiques d'un Jacques de Vitry qui se moque du luxe
de la couche de certaines abbesses. Pour les frères de
l'Hôpital, la règle de Raymond du Puy précise
leur habillement, mais il n'est pas question de soeurs.
Nous avons fait
le choix de trois statuts différents attestés dans
les sources et avons donc déterminé la composition
d'un costume spécifique à chacun d'entre eux :
la soeur
hospitalière : elle est donc membre de l'Ordre.
Elle porte une chainse de lin, longue jusqu'aux pieds, aux manches
étroites qui couvrent la moitié de la longueur des
doigts. Par-dessus, une tunique en laine tombe juqu'aux pieds.
Cette tunique a des manches larges de 60 cm qui tombent à
la hauteur du genou. Elle est retenue à la taille pas une
ceinture de laine, comparable à celle choisie pour les
frères. Un manteau de laine complète l'ensemble.
Il ne porte pas la croix, symbole réservé aux frères.
La tête est couverte d'un long voile de lin qui entoure
le visage. Pour finir, la soeur porte des chausses et des chaussures
montantes. Les couleurs du costume sont plutôt sombres et
reproduisent des tons autorisés par la règle pour
les Frères.
la consoeur ou soeur associée : elle n'appartient
pas à l'Ordre mais oeuvre pour celui-ci en échange
de sa prise en charge. Son costume emprunte certaines caractéristiques
à celui de la soeur, mais aussi au costume civil porté
par les femmes au Proche-Orient. Une chainse en lin écru
est portée sous une robe de laine gris foncé. Le
patron de cette dernière correspond à celui attesté
par les découvertes archéologiques du Liban, datées
de 1283. Les manches arrivent aux poignets et sont étroites,
afin de ne pas occasionner de gêne pendant le travail. La
tête est recouverte d'un voile de lin marron clair. Des
chausses, des chaussures hautes et un manteau complètent
l'ensemble. La consoeur prête son aide lors des accouchements
et de soins chirurgicaux apportés à des blessés.
Sa tenue est alors complétée par un tablier de toile.
la servante : elle n'appartient pas à
l'ordre, mais travaille pour lui. Son costume est donc plus en
liaison avec le monde laïc. La servante porte une chainse
de lin sur laquelle a été enfilée une cotte
de coton bleu-gris. Un long voile est drapé autour du cou
et maintenu par des épingles. Travaillant à la cuisine
de l'hôpital des femmes, cette servante a comme accessoire
un toaillon ou pièce de toile qui pend à sa ceinture
de cuir.
Cette étude
nous a permis d'aboutir à une forme de compromis, qui n'a
pas d'autres prétentions que de présenter une hypothèse.
Les critères ont été la simplicité
des formes, le choix de couleurs et de matériaux spécifiés
dans la règle des frères de l'Hôpital mais
aussi dans d'autres communautés religieuses, un lien maintenu
avec la composition du costume civil. Des sources diverses ont
ainsi été croisées de manière à
pouvoir présenter une hypothèse la plus crédible
possible.
Bibliographie
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“Le récit d'une journée au grand hôpital
de Saint-Jean de Jérusalem sous le régne des derniers
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ou le témoignage d'un clerc anonyme conservé dans
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d'après l'enquête pontificale de 1373”, dans
LUTTRELL., Anthony et PRESSOUYRE., Louis, “La commanderie,
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DELAVILLE LE ROULX., F, “Les Hospitalières de Saint-Jean
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Cyprus, 1050-1310”, Macmillan, 1967, p. 240-242.
Notes :
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3 - CURZON de., Henri, “La Règle du Temple”,
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e Genova (960-1325) [Documents sur les relations entre Voghera
et Genève (960-1325)] , 1908, doc. 485, pp. 318-322 ; BORDONE.,
R, , “San Pietro di Consavia e il priorato di Lombardia
nel Medioevo” [Saint Pierre de Consavie et le prieuré
de Lombardie au Moyen-Âge], in Antico San Pietro in Asti.
Storia, architettura, archeologia [Ancien Saint Pierre d'Asti.
Histoire, architecture, archéologie], dir. R. Bordone,
A. Crosetto et C. Tosco, Turin 2000, pp. 43-79, p. 54 et n°59
p. 76. Pour le terme crocia, (cf. le piémontais crossa
(béquille), plus que le latin crux ), la croix des donats
est en fait appelée par les sources semicrux ou croix brisée
(en français dans le texte) voir BASCAPÉ, Gli Ordini
cavallereschi, op. cit., p. 38.
5 - COULET., Noël, “La vie quotidienne”, p. 151.
6 - DELAVILLE LE ROULX., “Les Hospitalières de l'Ordre
de Saint-Jean”, p. 5 et 6.
7 - BELTJENS., Alain, “Le récit d'une journée”,
p. 56.
8 - DELAVILLE LE ROULX., ibid, p. 7.
9 – PARISSE., Michel, p. 154-155
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