[...] Concernant la forge d'une épée: le type d'acier pour faire de la tranche, car je veux me mettre à la forge. On m'a parlé des aciers de Tolède en damas très dur [etc...]
Et s'ensuit une série d'exemple plus ou moins bancales comme nous l'a démontré Aimery... En outre le titre du post est "acier dur". Donc, si, on peut très bien comprendre que le post initial de Damas, a qui je ne reproche rien, soyons clair, est bien d'essayer de se mettre à la forge en usant d'acier dont il ne semble pas connaître ni la nature ni les procédés de traitement.
Une fois cela dit, j'avoue que j'aime beaucoup les questions que tu poses Orchis. C'est très pertinent.
A l'origine mon idée était de bien différencier le procédé technique, qui fait appel à un certain nombre de phénomènes physico-chimiques atemporels et qui connaît donc des invariances, et la pratique en un temps et un lieu précis de ce procédé qui fait appel à une culture technique spécifique. En réalité, bien que la teneur du post d'Aimery soit vraiment sympa, j'ai eu peur qu'elle donne l'impression à tous les lecteurs dans la position de pensée de Damas qu'ils ont raison de "croire" à certaines rumeurs sur la forge ancienne. Rumeurs qui, par définition, ne sont ni sourcées, ni datées, ni situées dans un lieu. Hors, je suis convaincu que l'approximation de ce type de posture engendre des confusions que sont à l'origine de mauvaises démarche de reconstitution. Je différencie donc dans ma réponse l'aspect physico-chimique de l'aspect culturel pour bien mettre en avant que la forge est aussi une technique sur la matière et non uniquement un ensemble de procédé secrets et magiques, parce que justement je pense comprendre que quelqu'un comme Damas n'a pas vu cette dimension.
Quoi qu'il en soit, je ne voudrais pas non plus alimenter l'idée inverse, en faisant penser que tous ces gestes "magiques" n'ont pas de sens. Et c'est là que je pense que tu as tout à fait raison, Orchis. Si on veut être cohérent, il faut prendre au sérieux cette dimension culturelle.
En réalité, pour moi la question est un peu différente. Après de longue discussion sur le sujet, je suis assez convaincu que le reconstitution historique est d'abord basée sur un plan technique, avant de l'être sur un plan social ou éthique (au sens large). Hors, bien que je pense que Théophile n'ait pas du tout la même représentation que nous de ce qu'il appelle "trempe", on ne peut pas nier qu'on comprenne ce que cela implique dans notre culture technique. Et donc, lorsqu'on lit "trempe" chez Théophile, on comprend qu'il parle d'un procédé thermique consistant à figer un état de matière qui n'existe pas à température ambiante. Au passage, il dit bien que l'urine d'enfant roux trempe plus dure que l'eau, ce qui laisse supposer que la trempe à l'eau est connu aussi et tout aussi sourcée que celle à l'urine. Soit...
On a donc d'un point de vue technique un procédé sourcé, qu'on est en plus en capacité d'expliquer par notre lorgnette. A partir de là, la vrai question pour moi est de savoir ce qu'on fait de toutes ces données. Je considère que la reconstitution n'est au départ pas une démarche à destination d'un public. Dans ce cas, si je trempe mon outil XIeme s. à l'eau dans mon atelier. Qu'est-ce que je reconstitue (si on se dédouane de la question du métal)? Dans ce cas, on pratique une trempe pour laquelle on a une source, qui aura le même résultat qu'une trempe pratiquée de la même manière qu'au XIeme s. Eventuellement, si j'ai étudié la question de la forme de l'outil, je peux considérer que j'ai reconstitué un outil à la manière de l'outil-source du XIeme. Dans ce cas, je suis toujours dans le domaine technique, et je reste cohérent avec mes sources. Avec un peu de boulot, je peux avoir dans mon atelier reconstitué une forge (foyer, enclume, marteau) du XIeme à partir des données archéo et iconographique avec laquelle j'ai fais mon objet. Je suis toujours dans un dimension technique et pour être plus précis, j'essaye en plus de reconstituer le complexe technique de la forge de l'époque. Qu'est ce que le complexe technique ? C'est l'ensemble des moyens nécessaire à la réalisation d'un procédé technique, de la réalisation d'une chaîne opératoire permettant de passer d'un état A de la matière à un état B.
Quoi qu'il en soit, à aucun moment je suis un forgeron du XIeme siècle ce qui conditionne fortement la dimension sociale et éthique de mon travail. Mon mode de représentation ne m'impose pas certains gestes ou certaines croyances nécessaire à la bonne marche de la réalisation de l'outil que je cherche à faire. Pourtant, (toujours en omettant la question de la nature du métal), il est tout à fait possible que si on réalise une analyse métallographique sur un outil-source du XIeme et mon outil, on obtienne une similitude de structure lié à la forge et la trempe. Donc, on peut imaginer que la reconstitution, d'un point de vue purement technique est très correcte.
Ces considérations sont valables à partir du moment où la démarche se limite à la reconstitution d'objet. Là où ça devient vicieux, c'est qu'on peut très bien obtenir un résultat similaire dans une forge moderne. Si on est le seul à le savoir, où est le problème ? Pas d'approximation ou de confusion, puisque seul je domine ma démarche. Par contre, si cette démarche de reconstitution est utilisée pour une présentation en public, qui là est une démarche de médiation, et que rien n'est expliqué, dans ce cas, il y a un problème d'honnêteté intellectuelle.
Pour en revenir aux gestes culturelles, un chercheur, dont je n'arrive pas à me rappeler le nom, ce qui est très agaçant, a démontré qu'on ne peut pas séparer le technique du social, car les deux plans sont fortement intriqués. Cela n'empêche pas de pouvoir les étudier séparément, mais il faut bien avoir en tête qu'une culture technique, ce n'est pas uniquement de la technique pure, c'est aussi du culturel ayant des implications sociales et éthiques (la religion, par ex, fait partie de cette dimension éthique). Et j'en arrive à la problématique posée par Orchis : "
en reconstitution de réduction africaine, le sang de poulet serait obligatoire aussi... puisque ça se faisait !
", proposition que je trouve particulièrement pertinente.
Ces gestes magiques n'ont pas d'utilité technique (ce qui reste parfois à démontrer), et c'est ce qui fait probablement réagir la plupart des forgerons ici. Et ça soulève plusieurs questions. Si je suis artisans qui vend des objets reconstitués (en omettant la part économique de l'activité), est-ce bien nécessaire d'appliquer ces gestes techniques dans ma chaîne opératoire, sachant qu'à par moi-même, personne ne le verra, personne ne fera la différence à la fin sur le produit obtenu ? Autre question : Si ma démarche consiste à montrer une reconstitution de procédé en public, est-ce que cela à du sens ?
Pour la première question, je n'ai personnellement pas de réponse, je pense qu'à cela tient essentiellement à quelque chose de très personnel. Pour ce qui est du public, là par contre, j'ai un peu plus d'avis. D'abord tout cela dépend du mode de médiation appliqué en public. Dans le cas où aucune explication n'est donné au gens qui regardent, je pense qu'on peut faire ce qu'on veut et torturer toutes les petites bêtes de la Terre pour faire ça trempe, de toute façon le public n'y comprendra rien, à moins d'être versé dans les choses de la forge. Ce type de démarche pour moi est rédhibitoire, c'est se foutre de la tronche des gens qui viennent pour voir ce qui est fait. Eux ont fait la démarche de venir voir, et si c'est pour qu'ils repartent sans explication, en ayant du interpréter (de travers) ce qu'ils ont vu, autant ne pas se produire en public... Par contre si on explique ce qu'on fait, on peut considérer qu'il existe plusieurs degré du discours. On peut à la fois présenter le geste technique en y apportant un éclairage contemporain sur le phénomène thermo-mécanique ou physico-chimique, on peut aussi mettre en contexte historique le complexe technique qu'on met en oeuvre, et si on veut être au plus juste, il faut aussi faire les gestes "magiques" et les expliquer. Pour ce dernier point, on reconstitue l'histoire des idées, démarche qui est chère à une association comme la Confrérie Facétieuse, et qu'on retrouve aussi dans les articles de F. Véniel dans Moyen Age.
Pour finir, je reste cependant convaincu que reconstituer l'histoire des idées est bien plus périlleux que celle du plan technique et demande un travail bien plus approfondi. Ceci dit, c'est un véritable enrichissement de la reconstitution lorsqu'elle est donnée en public. Et si on réfléchie, on peut même construire une animation basée uniquement sur ces procédés "magiques" ou surprenants sans même réaliser à un seul moment un geste technique correcte, une chaîne opératoire qui aboutie. En effet, après tout, si on fait pour un public, le but, c'est qu'il apprenne des choses nouvelles qu'on soit capable d'expliquer et de sourcer.
Pour ce qui est de Théophile, il faut regarder dans les travaux de Nicolas Thomas à Paris 1 et à l'Inrap. Il y a aussi au centre d'histoire des sciences et de techniques de Paris 1 une étudiante qui travaille sur une nouvelle transcrïption de Théophile dans le cadre d'une thèse sous la direction d'A.-F. Garçon.
Le monde est déjà saturé de passé, à tel point que le présent peut à peine y trouver ça place (L. Olivier/Le sombre abîme du temps)