Comme je sais qu'Elise et Alex n'ont eux-mêmes plus accès à ces pages... Je suppose qu'ils ne verront pas d'inconvénient à ce que je copie/colle le texte de cette page ici.
"Textes techniques médiévaux sur le tannage et la teinture du cuir"
Ricardo Cordoba de la Llave
Le travail du cuir de la préhistoire à nos jours , (Actes des rencontres organisées par l'APDCA, Antibes, 18-20 octobre 2001), AUDOIN-ROUZEAU F., BEYRIES S (dir), 2002.
Sur la teinture du cuir
L'auteur de l'article rappelle que les écrits techniques du Moyen-Âge et de la Renaissance contiennent peu d'indications sur le tannage et la teinture du cuir. Il s'appuie sur trois textes qui se détachent parmi ces écrits, contenus dans des traités essentiellement consacrés à la préparation et à l'application des couleurs utilisées comme pigments dans la peinture ou comme teinture de tissus et de soies – d'où le fait que les données retrouvées sur le travail du cuir concernent fondamentalement la teinture des peaux.
Mais on trouve également des informations sur le processus de tannage et de préparation du cuir (tannage minéral ou à l'alun).
Trois textes donnent des renseignements sur les techniques du tannage et de la teinture des peaux :
• le Compositiones Variae
• le Manuscrit de Bologne
• le Plictho dell'arte dei tintori de Gioanventura Rosetti
• le Compositiones Variae (dont on retrouve les recettes dans le Mappae Clavicula) :
ou Compositiones ad tingenda musiva . Il s'agirait d'une transcrïption d'un manuscrit de l'époque de Charlemagne dont le texte serait passé presque en entier à un manuscrit plus tardif, le Mappae Clavicula . Certains passages semblent avoir été compilés à Alexandrie au VIe siècle, et traduits en latin au VIIIe siècle. Son origine préislamique est évidente mais on y remarque aussi quelques influences arabes. Il provient de Méditerranée orientale. L'auteur souligne l'origine byzantine des recettes ainsi que le fait que cet ouvrage soit le résultat de la juxtaposition de plusieurs textes différents.
Les Compositiones sont un cahier de recettes et de textes très divers, probablement réunis par un praticien pour l'exercice de sa profession. Il contient 157 recettes traitant d'aspects très divers comme la fabrication de verre coloré, la préparation du parchemin, la préparation de pigments végétaux utilisés par les peintres et enlumineurs, la teinture des peaux, etc.
On retrouve les recettes du Compositiones variae dans un traité compilé à une date antérieure : le Mappae Clavicula , dont le plus ancien manuscrit conservé date du IXe siècle. Il semble avoir été compilé à cette époque dans le sud de l'Italie et le texte, composé de deux parties, en est en général plus complet que les Compositiones . La première partie traite des métaux précieux tandis que la seconde fait référence à des recettes de teinture.
• le Manuscrit de Bologne :
Les manuels de teinture cités ci-dessus perdurent au XVe siècle avec le manuscrit de Bologne, ou Segreti per Color, daté de la première moitié du XVe siècle.
Il s'agit d'un texte compilé par un auteur anonyme, classant par thèmes des recettes issues de diverses sources et origines.
Les cinq premiers livres décrivent la préparation des pigments et l'application des couleurs, les livres suivants abordent des thèmes comme la teinture des peaux et les méthodes de tannage, ou la préparation de vernis pour le vernissage de la céramique.
• le Plictho dell'arte dei tintori de Gioanventura Rosetti :
Ce traité daté de 1548 décrit la teinture de la soie, de la laine, du coton, des tissus et des peaux. Il s'agit du premier manuel imprimé entièrement consacré à la teinture des toiles et des peaux. Il contient surtout des détails techniques sur la teinture des toiles et des cuirs telle qu'on la réalisait dans l'Italie du XVIe siècle.
Le manuel est divisé en quatre parties ; les deux premières concernent la teinture de la laine, du coton et du lin dans une grande variété de coloris, la troisième partie porte sur la teinture de la soie et la quatrième enfin concerne la teinture et le tannage du cuir. Ce dernier chapitre inclut la descrïption détaillée de nombreux procédés mal documentés dans d'autres œuvres à caractère technique de cette époque.
Il existe un rapport évident entre ces différents manuels qui s'inscrivent par ailleurs dans une tradition littéraire destinée à la diffusion des techniques industrielles de l'époque ainsi qu'à l'enseignement es artisans. Les recettes qu'on y trouve sont très semblables et les variantes résultent essentiellement de différentes possibilités existantes pour accomplir chaque tâche.
Quant aux processus de tannage et de teintures qui y sont décrits, ils répondent avec exactitude aux traitements utilisés à l'époque par les tanneurs et les corroyeurs. Il s'agit très probablement de manuels d'utilisation pratique.
La nature des informations contenues dans ces manuel est exclusivement technique. Leur contenu se concentre sur trois aspects : les techniques de tannage à l'alun, l'application des couleurs pour obtenir des peaux de différentes teintures, et les opérations de corroyage et de graissage qui donnent au cuir sont aspect final.
Les procédés de teinture du cuir sont assez similaires à ceux utilisés pour teindre les tissus et les soies.
Les peaux tannées à l'alun n'avaient probablement pas besoin d'un mordant pour fixer les couleurs, avant de recevoir la teinture.
En revanche, pour les peaux ayant reçu un tannage végétal ou qui n'ont pas reçu d'alun, l'application du mordant est indispensable.
Pour teindre le cuir, les mordants utilisés étaient l'alun, le tartre ou la noix de galle.
L'utilisation de l'alun apparaît pour différents types de peaux.
Dans le Mappae Clavicula , l' "alun d'Asie" est appliqué sur des peaux vermillon, rouges ou vertes.
Le Manuscrit de Bologne évoque quant à lui l'utilisation d'alun de roche dissous dans de l'eau tiède et appliqué au pinceau des deux côtés de la peau, pour la teinture de peaux de chèvre avec du brésillet – ou bois du Brésil.
Pour la teinture de peaux de brebis en vermillon, un double mordant est appliqué : soit de la noix de galle puis, une fois la peau sèche, de l'alun de roche, soit les mêmes matières mais dans l'ordre inverse.
Pour teindre des peaux en noir, seule de la noix de galle bien moulue est utilisée.
Une fois le mordant appliqué, il convient de bien laver les peaux afin qu'elles soient prêtes à recevoir la teinture.
La seconde phase consiste à appliquer directement la couleur.
Les substances utilisées pour teindre le cuir sont celles utilisées pour teindre les tissus.
Pour obtenir des tons rougeâtres, mauves ou violets, le brésillet est le plus utilisé.
Le safran permet de teindre en jaune tandis que le vert-de-gris ou la terre verte permettent d'obtenir les teintes vertes.
Pour les tons bleus on utilise l'indigo et pour les tons noirs la noix de galle et le vitriol.
Il s'agit des matières "de base", mais on utilisait également d'autres substances moins connues et moins utilisées, qui apparaissent d'ailleurs presque toujours en complément des matières citées ci-dessus. Parmi les principales, les graines de nerprun (vert), le fenugrec, la cochenille, l'orseille et le blanc d'Espagne.
On trouve également d'autres substances qui servent à faire fermenter les couleurs ou qui sont utilisées comme complément de leur préparation : urine, fumier, vinaigre, vin, chaux, gomme arabique, huile de lin, savon, alun, tartre, noix de galle, ammoniaque, sel, poussière de cuivre ou de fer…
Elles n'agissent pas en tant que substances colorantes mais interviennent dans la composition des couleurs.
Toutes les teintes nécessitent un processus de préparation préalable au cours de laquelle elles sont triturées, bouillies. Elles fermentent avec des substances en putréfaction, sont mélangées à d'autres matières… Des bouillons ou des pâtes sont ainsi préparés, ils rendront la prise de la couleur plus efficace et plus durable.
Presque toutes les teintes s'appliquent tièdes ou froides, mais jamais chaudes.
Les teintes peuvent être appliquées à l'extérieur de la peau avec des brosses, pinceaux, éponges ou à l'aide d'un instrument appelé "pied de lièvre".
On les frotte toujours sur les deux faces ou bien on les introduit par l'intérieur quand les peaux sont cousues en forme d'outres ou de sacs.
Selon l'intensité de la couleur ou la perfection qu'on désire obtenir, diverses couches sont appliquées. Il convient de toujours laisser sécher (complètement ou à peu près) la peau entre chaque couche de teinture.
Différentes recettes de teintures sont données par les textes en question.
Dans le Mappae Clavicula : pour teindre en pourpre, on utilise du brésillet qui aura été mis à bouillir au préalable dans de l'urine pourrie ou du vin.
Le brésillet est également utilisé pour teindre en vermillon. Le Manuscrit de Bologne en conseille l'utilisation moulu et bouilli. Après une nuit laissé au repos, le brésillet est mélangé à du fenugrec et des graines de lin.
Autre recette : le brésillet est mélangé à du tartre ou du tartre mélangé avec de la gomme arabique. On trouve aussi du brésillet mélangé à de la chaux et de l'alun, ou encore à de la chaux et de la gomme arabique.
Pour teindre en violet, c'est encore le brésillet qui est utilisé avec un peu de chaux vive, ou du brésillet avec de la chaux, de la cendre et du sel.
La teinte appelée couleur brésillet est obtenue en mélangeant le brésillet à du cinabre et en les faisant bouillir ensemble dans du savon. On peut aussi mélanger du brésillet, du vinaigre et de l'alun, ou du brésillet, de l'alun, de l'encens et du fenugrec.
Pour teindre en rouge, on trouve chez Rosetti une recette à base de brésillet et de gomme arabique, ou de brésillet avec du savon, du fenugrec et du plâtre. Le Manuscrit de Bologne conseille quant à lui l'utilisation d'une pâte appelée sanguinarella avec du vinaigre de vin blanc.
On ne trouve de recette pour teindre en jaune que chez Rosetti : il s'agit d'un mélange de safran et d'alun.
Pour teindre en vert les matières végétales occupent la première place. Le vert-de-gris est recommandé dans le Mappae Clavicula et le Plictho . Rosetti conseille un mélange de deux tiers de vert-de-gris avec une livre et demie de poussière de cuivre. Il faut les faire bouillir avec de l'ammoniaque et y ajouter de l'alun ou du sel gemme.
Les graines de nerprun sont également très largement utilisées.
On trouve dans le Manuscrit de Bologne une recette où des graines de henné sont mélangées à des figues tendres, des graines de nerprun et du vinaigre.
Chez Rosetti, il s'agit d'un mélange de graines de nerprun, de vinaigre blanc, de vin fort, de vert-de-gris ou de savon.
La teinture en bleu est essentiellement réalisée avec l'indigo. Soit il est bouilli dans du vinaigre, soit il est mélangé à du blanc d'Espagne ou à du tartre. On peut aussi l'incorporer à un mélange de savon, de chaux, d'huile et de blanc d'œuf, ou encore de vinaigre, de savon et de gomme arabique.
Pour la couleur turquoise, on mélange du blanc d'Espagne à ce dernier mélange, ou on combine de l'orseille à de la chaux et de l'urine ancienne.
Enfin, pour teindre en noir, la noix de galle et le vitriol sont omniprésents.
Une recette du Manuscrit de Bologne consiste à appliquer sur la peau des bains successifs de brésillet, de chaux vive et d'huile (on applique trois couches de brésillet seul, puis une quatrième couche d'un mélange de brésillet et de chaux vive, puis une dernière couche d'huile avant que la peau ne soit totalement sèche) ou bien encore de vitriol.
Selon Rosetti, il faut traiter d'abord la peau à la noix de galle, puis avec un mélange de vinaigre et de fer oxydé que l'on a fait bouillir ensemble. Autre possibilité, une solution de noix de galle moulue, de vitriol romain, de vitriol allemand et de poussière de fer que l'on mélange à de l'huile de lin et du savon.
Pour les peaux foncées ou "berettine", les recettes sont très semblables. Le Mappae Clavicula conseille, lorsqu'on veut teindre des peaux foncées, avant l'application de brésillet, de cochenille ou de n'importe quelle couleur, de les immerger dans du vitriol.
Dans le même but, Rosetti recommande un mélange de vitriol romain et de noix de galle à proportions égales, auxquelles ajouter de l'huile et du savon si on veut rendre noires les peaux foncées. On peut aussi utiliser un quart d'once de brésillet, six onces de noix de galle et deux onces de cochenille, auxquelles on ajoute ensuite six onces de vitriol.
Le Manuscrit de Bologne recommande presque toujours l'addition de jaunes d'œufs pour foncer le ton des différentes couleurs, plus rarement pour certaines peaux de la chaux vive, du fenugrec ou du savon.
Les textes mentionnés contiennent également différentes techniques pour dorer les peaux, soit par une application de peinture, soit par l'utilisation du pain d'or.
Après le tannage à l'alun ou à l'huile, l'application du mordant, leur teinture (et même entre les différentes couches de couleur), on laisse toujours sécher les peaux, à l'ombre, dans des endroits sans soleil ni air, ces deux éléments les durcissant trop. Le plus habituel semble être le séchage dans un lieu clos.
Les différents manuels mentionnent à peine les opérations de finition des peaux, même si est souvent soulignée la nécessité de les frotter, tordre et polir après la couleur pour qu'elles acquièrent leur souplesse et aspect définitifs.
Habituellement, les peaux étaient polies pour leur donner une surface lisse et brillante très caractéristique. Lustrage et polissage pouvaient être faits à la pierre ponce, mais on utilisait plus fréquemment un frotteur composé d'un manche de bois au bout duquel on plaçait un bouton ou un morceau de verre qui servait à polir.
Les manuels décrivent des opérations très diverses obéissant à deux motifs fondamentaux. D'une part, selon le type de peau à travailler, selon les particularités du cuir que l'on devait obtenir ou les tonalités que l'on devait présenter, différentes sortes de traitements, de couleurs et de recettes existaient, déterminant des résultats tout aussi différents.
D'autre part, diverses substances et opérations pouvaient aboutir à des résultats semblables, voire similaires. Différentes recettes pour un même but ne signifie donc pas nécessairement que certaines fonctionnaient mieux que d'autres mais plutôt qu'on se trouve face à l'existence de traditions locales ou à différentes possibilités de tannage et de teinture de la peau.
Pas court, mais ça en vaut la peine.