Posté : sam. avr. 29, 2006 12:36 pm
La première neige
Une vieille tradition existait chez certaines communautés médiévales cathares. Celle de confier au froid le soin de nous conduire au Paradis, renonçant à son corps sans le tuer, libérant par l'abnégation de la chair l'âme divine.
La première neige est venue aujourd'hui frapper à la porte sans s'annoncer, à l'improviste. Même les vieux paysans ne l'ont pas senti venir. Elle arrive d'habitude sur les ailes hurlantes du vent du Nord, dévalant les froides pentes d'Auvergne pour recouvrir de son blanc linceul toute la Montagne Noire.
Cette année, elle est venue à tâtons, subrepticement. Ce matin, un froid ciel bleu d'Automne et quelques arbres qui frissonnent sous les frimas. A midi, un fond laiteux apparaît qui nuance l'azur encore éclatant. Et vers quinze heures, le premier flocon tombe timidement, accompagné d'un second, puis d'un troisième.
Les formes s'émoussent sous le tapis naissant. Les empreintes du Parfait s'estompent déjà. Encore une heure et la neige en aura effacé toute trace. La campagne est déserte, survolée par quelques corbeaux et une meute de passereaux en retard. Qui oserait s'aventurer dehors par un temps pareil, si ce n'est un homme de foi ?
Assis sur un vieux tabouret, le vieil homme se réchauffe une dernière fois auprès du foyer. Un bébé joue à ses pieds, fils de son fils, chair de sa chair. Gaspard regarde le nourrisson de ses yeux bleus délavés par le soleil, ses yeux séchés par les ans qui ne peuvent plus pleurer... Son visage est buriné par les années de travail au champ, les sillons qu'il a tracés dans la terre se sont imprimés dans sa chair.
Gaspard tremble, ses mains ne sont plus bonnes à rien. Il tousse, les poumons sont encrassés par la poussière des routes. Il pleure de sèches larmes les années de jeunesse perdues, la douce Cyrielle morte en mettant bas son quatrième enfant, les hivers au bois de résine prés de la cheminée et les printemps rieurs. Gaspard pleure de sanglots morts une vie passée et un avenir trépassé.
Le vieil homme est neuf, lavé de ses péchés par le consolament. Nouveau né sans futur, Gaspard ne veut plus voir la vie comme une succession de jours inutiles. Il ne veut plus sucer un bout de pain retiré de la bouche d'un enfant, d'un travailleur, voler un peu de chaleur près de la cheminée, quand grelottent les siens.
Gaspard se lève lentement. Il prend sa canne, et se dirige vers la porte qu'il ouvre. Une bourrasque de neige entre, recouvre de fins cristaux d'argent le sol de terre battue. En un claquement la porte se referme. Les enfants se regardent. Ils pleurent sans bruit en cette soirée d'Automne.
En quelques secondes le rideau blanc avale Gaspard. La première neige de Novembre continue à tomber. Dans quelques minutes, nul ne saura d'où le vieil homme partira rejoindre le ciel.
Une vieille tradition existait chez certaines communautés médiévales cathares. Celle de confier au froid le soin de nous conduire au Paradis, renonçant à son corps sans le tuer, libérant par l'abnégation de la chair l'âme divine.
La première neige est venue aujourd'hui frapper à la porte sans s'annoncer, à l'improviste. Même les vieux paysans ne l'ont pas senti venir. Elle arrive d'habitude sur les ailes hurlantes du vent du Nord, dévalant les froides pentes d'Auvergne pour recouvrir de son blanc linceul toute la Montagne Noire.
Cette année, elle est venue à tâtons, subrepticement. Ce matin, un froid ciel bleu d'Automne et quelques arbres qui frissonnent sous les frimas. A midi, un fond laiteux apparaît qui nuance l'azur encore éclatant. Et vers quinze heures, le premier flocon tombe timidement, accompagné d'un second, puis d'un troisième.
Les formes s'émoussent sous le tapis naissant. Les empreintes du Parfait s'estompent déjà. Encore une heure et la neige en aura effacé toute trace. La campagne est déserte, survolée par quelques corbeaux et une meute de passereaux en retard. Qui oserait s'aventurer dehors par un temps pareil, si ce n'est un homme de foi ?
Assis sur un vieux tabouret, le vieil homme se réchauffe une dernière fois auprès du foyer. Un bébé joue à ses pieds, fils de son fils, chair de sa chair. Gaspard regarde le nourrisson de ses yeux bleus délavés par le soleil, ses yeux séchés par les ans qui ne peuvent plus pleurer... Son visage est buriné par les années de travail au champ, les sillons qu'il a tracés dans la terre se sont imprimés dans sa chair.
Gaspard tremble, ses mains ne sont plus bonnes à rien. Il tousse, les poumons sont encrassés par la poussière des routes. Il pleure de sèches larmes les années de jeunesse perdues, la douce Cyrielle morte en mettant bas son quatrième enfant, les hivers au bois de résine prés de la cheminée et les printemps rieurs. Gaspard pleure de sanglots morts une vie passée et un avenir trépassé.
Le vieil homme est neuf, lavé de ses péchés par le consolament. Nouveau né sans futur, Gaspard ne veut plus voir la vie comme une succession de jours inutiles. Il ne veut plus sucer un bout de pain retiré de la bouche d'un enfant, d'un travailleur, voler un peu de chaleur près de la cheminée, quand grelottent les siens.
Gaspard se lève lentement. Il prend sa canne, et se dirige vers la porte qu'il ouvre. Une bourrasque de neige entre, recouvre de fins cristaux d'argent le sol de terre battue. En un claquement la porte se referme. Les enfants se regardent. Ils pleurent sans bruit en cette soirée d'Automne.
En quelques secondes le rideau blanc avale Gaspard. La première neige de Novembre continue à tomber. Dans quelques minutes, nul ne saura d'où le vieil homme partira rejoindre le ciel.