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/discussPierre Mounier a écrit :Impressions d’automne 1 : Le cas Meredith
L’automne dernier, j’ai eu la chance de participer à plusieurs rencontres stimulantes dans le domaine de l’édition électronique, du libre accès et des digital humanities. J’en rendrai compte à travers une série de billets consacrés aux idées, histoires, personnes, projets qui m’ont le plus marqués. Attention, subjectivité assumée.
Lorsqu’on se trouve à devoir défendre le libre accès devant un auditoire non spécialisé, lorsqu’il s’agit d’expliquer de manière accessible et marquante pourquoi c’est un mouvement important qui mérite d’être soutenu, il n’est pas toujours évident de trouver les bons arguments. Le bon argument, c’est le magnifique cadeau que Phil Bourne, professeur à l’Université de Californie San Diego a apporté à tous les partisans du libre accès qui assistaient à la conférence Berlin 9 à Bethesda du 9 au 10 novembre dernier.
Phil Bourne raconte en effet qu’en tant que rédacteur en chef de la revue Plos Computational Biology, il reçut un jour le manuscrit d’un article particulièrement innovant sur les questions de modélisation des pandémies qui était proposé par une certaine Meredith. Lorsqu’il voulut discuter de son travail avec l’auteure, c’est à sa grande surprise une lycéenne âgée de 15 ans qui se présenta. Celle-ci avait rédigé son article parce qu’elle s’était passionnée pour le sujet à la suite d’une fête de la science. Elle s’était alors renseignée en utilisant Wikipedia puis la littérature spécialisée en libre accès. Enfin, pour établir son modèle, elle avait demandé et obtenu du temps de calcul sur les ordinateurs du San Diego Supercomputer Center ainsi que l’accès à des bases de données.
Après avoir rencontré Meredith, Bourne lui conseilla de soumettre son article à la revue Science et l’invita à présenter son travail dans un séminaire de son laboratoire. Pour lui, le « cas Meredith » est une illustration d’un phénomène qu’il qualifie de » lecteur inattendu » (unexpected reader) : lorsqu’une information est publiée, que ce soit des données ou un article de revue, même si l’auteur et l’éditeur ont un lectorat cible en vue (ici les collègues et étudiants spécialisés), il existe probablement quelque part un « lecteur inattendu » qui pourrait en tirer profit et en faire son miel pour créer quelque chose à son tour ou apporter sa pierre à l’édifice. Le phénomène du lecteur inattendu est un puissant argument en faveur du libre accès car il montre que les modèles de diffusion en accès restreint, en réservant l’information aux seules personnes autorisées, en diminuent la fécondité potentielle.
Plus encore, l’histoire des sciences et des techniques montre que pour une bonne part, les innovations et ruptures qui conduisent à un renouvellement profond d’un domaine viennent d’acteurs marginaux, qui, parce qu’ils ne sont pas tenus et n’ont pas d’intérêt à la reproduction des modèles établis, peuvent avancer des propositions alternatives radicales qui permettent de changer de paradigme. Le seul moyen de préserver des chances pour l’avènement de telles innovations futures, est de miser sur une ouverture complète de la dissémination de l’information, à l’image de la devise « Je sème à tout vent » que Pierre Larousse choisit au XIXe siècle pour son célèbre dictionnaire.
Le cas Meredith est une confirmation de la justesse de l’engagement d’OpenEdition pour le libre accès ; en particulier à travers son modèle économique innovant OpenEdition freemium. Pour chaque nouvel article, nouveau livre, nouveau billet de blog que j’y vois « libéré » et diffusé sans restriction, j’aime à m’imaginer quelque Meredith inconnue derrière son écran, jeune étudiante, activiste engagée ou chercheuse confirmée, entrepreneuse ou future leader politique — pourquoi pas ? — à Poitiers, Nantes ou Marseille, à Toronto, Rio ou Beyrouth, enthousiasmée, illuminée ou destabilisée par ce qu’elle parcourt des yeux, et qui est peut être en train de faire la rencontre de sa vie, de ces rencontres qui mettent ceux qui ont la chance de les faire sur la voie de réalisations exceptionnelles. Il y a beaucoup d’excellentes raisons qui justifient qu’on défende le libre accès. Mais toutes ces raisons dussent-elles être démenties, la jeune Meredith seule suffit à me donner l’énergie dont j’ai besoin pour servir dans la mesure de mes moyens cette magnifique idée.