Les tissus au XIIIe siècle

Le haberget ou sergé losangé

tissus XIIIeme siècle
Pièce archéologique, tunique intermédiaire de Sainte Claire, première moitié du XIIIe

Qui dit costume dit forcément tissus : lin, soie, laine, chanvre. Et donc technique de tissages : cendal, haberget, chevron, toile, worsted…Autant de noms pour autant de matières, de motifs, d'usages. Nous allons ici présenter différents tissus valables pour le XIIIè siècle, et voir quand et comment les utilise

Abréviations :
ECW : Eleanor Carus-Wilson
 MC : Magna Carta
PWR : Penelope Walton-Rogers

Le sergé losangé tissage diamant


Le sergé losangé, dit aussi tissage diamant a été identifié par Eleanor Carus-Wilson en 1969 comme étant certainement le haberget des textes médiévaux, tissu à la mode parmi les élites depuis au moins la période mérovingienne, mais cité sous ce nom dans les sources des 12e et 13e siècles. Le haberget, par son motif diamant, rappelle le haubert. Son lien avec les élites militaires est évident.
On a des hypothèses différentes selon les spécialistes (ECW considérait que le haberget était de tissage 2.2, Walton-Rogers, plus récemment, a envisagé qu'il s'agissait de tissage 2.1 en se basant sur les traces archéologiques1) Bref, c'est le tissage diamant. Brisé ou non selon ECW (PWR ne revient pas sur ce point). Mais attention, ceci ne signifie pas que tous les tissages diamants –quelle que soit leur forme- sont des habergets.

Elles sont d'accord sur un point : le haberget, version luxe, tissu prisé par l'aristocratie car évoquant le haubert, était un tissu d'une grande finesse. Par ailleurs, la grande majorité des fragments retrouvés montrent des diamants très fins (1cm, ou à peine plus, au total), dont la taille rappelle celle des anneaux du haubert. Le haberget plus épais pouvait exister. Mais c'est un tissu plus grossier. Une version haberget portée par des paysans est citée dans un poème français d'avant 1245 2
. Tissus pour jours de fête, le haberget luxe et ses déclinaisons étaient fabriqués dans la ville de Stamford en Angleterre 3
. On a des traces d'exportations du haberget de Stamford dans les Flandres en 12054
. En outre, un fragment de manteau en tissage diamant a été retrouvé en Scandinavie. L'hypothèse d'un haberget importé a été faite par Nockert5
. Mais, nous le verrons, il diffère du tissu anglais par son lé.
Par ailleurs, on trouve mention de draps d'estanfort. On peut envisager qu'il s'agit là d'un autre type
de drap aussi fabriqué à Stamford. Mais des documents italiens datant du début de la seconde moitié
du siècle évoquent de l'estanfort d'Arras (stanforti di Arras) 6  

S'agit-il d'un haberget de qualité inférieure7 ? D'une contrefaçon ? Selon le site de l'université de Manchester, l'estanfort, en ancien français, serait un drap de laine8. John Munro classe l'estanfort parmi les lainages légers9 . Ce tissu est intéressant car c'était un tissu de grand luxe, qui témoigne du commerce du drap en Europe et qui pose de multiples et intéressantes questions. 


Psautier de Fécamp, vers 1180

La Haye, KB, 76 F 13, f. 4v.

Les chausses montrent des diamants. S'agit-il de
chausses en haberget ?

Autres intérêts du choix "didactique" de ce tissu pour un costume de la première moitié du siècle :
Le haberget était déjà un tissu réputé avant Richard Coeur de Lion, puisqu'il est porté par Thomas Becket avant 117010.
Il est cité dans la Magna Carta, de 1215 (article 35. Una mensura vini sit per totum regnum nostrum... et una latitudo pannorum tinctorum et russetorum et halbergettorum scilicet due ulne infra listas.), et son lé doit faire 2 aulnes. La longueur de l’aulne varie selon les lieux, entre 75 et 115cm, donc entre 150 et 230 cm. Considérons une moyenne de 180 pour le lé anglais (Ce qui a une implication sur la manière de couper le tissu). Les pièces pouvaient faire jusque 33 aulnes de long11.
On le retrouve dans les confirmations de la MC par Henry III et Edward Ier. Mais ce qui est intéressant, c'est que pour ce dernier, on considère que cela fait partie d'une confirmation générale, puisqu'à cette date (Confirmations en 1297 et 1300) le haberget, qui apparaissait dans les comptes royaux depuis Richard Cœur de Lion a disparu de ces mêmes comptes (et d'autres sources en latin, à l'exception des confirmations de la MC) après... 123512. Il est en revanche cité, parmi les meilleurs tissus d'Angleterre, dans un poème français, autour de 1250. Soixante ans plus tard, il a disparu des listes13 .

Les trois qualités connues de haberget sont «fin » (menu), bon (bonum), ou grossier (grossum).
Henry III commanda des habergets de qualité « bonum » à Stamford14.
Les deux premières sont ainsi considérées comme étant dignes d'être portées par des rois. Le haberget « fin » convient donc parfaitement pour un costume noble, ou de riche bourgeois, de la première moitié du siècle. Tout comme le haberget « bon ». Il était utilisé pour les différentes pièces du vêtement.
Ce tissu qui passe de mode est intéressant puisqu'à lui seul il permet de situer un vêtement dans le temps.
Des versions plus grossières existent, mais le « vrai » haberget riche semble avoir disparu dans la 2e moitié du siècle. On trouve une mention de « stanfort » (sans précision de lieu d'origine, s'agit-il d'un estanfort ou d'un haberget fabriqué à Stamford ?) en 1302, dans les comptes d'une comtesse pour habiller ses valets15.
On voit donc la chute du tissu qui du Roi serait passé au valet. On ne parle plus après que de tissage diamant (on en trouve dans les fouilles de Londres, en Suisse, au Groenland -date inconnue en ce moment précis- mais, pas aussi luxueux que le haberget).

Disparition du haberget

Les tissus industriels prennent le dessus. Le haberget était un tissu industriel sur métier horizontal (pour PWR, il était tissé sur un métier vertical), après avoir longtemps été tissé à la main16.... Mais, de l'ordre des "worsted" (tissus fins, généralement sergés). On va leur préférer de plus en plus les tissus foulés/grattés, plus épais, plus doux au toucher et plus imperméables. Au
milieu du siècle, le haberget semble bien avoir disparu des garde-robes des hautes classes de la société.

La baisse de popularité du haberget et des autres "worsted" est visible aussi en art, dans les drapés des personnages... Le passage du Muldenfaltenstil (très plissé, tissu léger) au block style (tissu plus lourd, plis plus larges). La rupture entre les 2 styles se situe vers 1240...
Par ailleurs, les draps légers exportés, comme l'estanfort, étaient, autour de la Méditerranée, de 40 à 60 % moins chers que les draps lourds de la plus basse qualité, à la fin du siècle (leur valeur ayant aussi baissé dans le nord de l'Europe)17 .
Vers la fin du siècle, les tissus anglais (et le haberget de qualité en est un) ont l'air de disparaître totalement des étals en France... Protectionnisme ? Concurrence de produits locaux ? Nouvelles routes commerciales pour les produits anglais ?

C'est une hypothèse évoquée : le tissage diamant reste populaire plus au nord (Scandinavie)18. Un tissu du nom de hringofinn existe toujours en Norvège et Suède. Ce nom désigne non seulement un tissu, mais aussi... le haubert19 . L'un des derniers exemples de tissage diamant 2.1 trouvé en Angleterre provient d'une tombe du 14e siècle. Mais, d'après PWR, le tissu lui-même serait plus vieux de 50 voire 100 ans20 .
Les tissus trouvés en Scandinavie, à Leksand en Suède, et qui pourraient être un haberget sont, en revanche, un 2.221, diamant brisé.
Il s'agit des restes d'un manteau demi-circulaire, typique des 12e et 13e siècle. Ce manteau, d'après les analyses, date, au plus tard, de la fin du 13è siècle. Il faut signaler que le lé original serait beaucoup plus étroit que le lé de la MC : 73,5 cm22.
Il s'agit en tout cas d'un tissu de haute qualité, probablement importé23 . 

En pratique

Le tissu présenté est un tissu industriel. Il est de toute manière impossible de trouver un tissu fait selon la méthode médiévale dans un lé de 180. Voire de plus d'un mètre. Ce tissu a un lé de 155.
Il manque 25 cm. La lisière étant « coupée », elle ne pourra malheureusement pas être utilisée comme une lisière médiévale.
D'autre part, il s'agit d'un tissage 2.2 et non 2.1.
Les recherches les plus récentes penchent pour du 2.1. La différence est visible de très près, en agrandissant, ou par l'envers du tissu, comme il s'agit d'un tissu bicolore. L'envers en 2.1 serait plus noir que framboise. Une différence qui n'apparaît que si le vêtement n'est pas doublé.
En revanche, ce tissu a une qualité qui semble primordiale : la taille de ses losanges.
Ils sont très petits : Diamant autour d'1 cm. Ceci paraît, pour l'aspect d'ensemble, plus important, et plus visible, que le tissage 2.1.
Un diamant plus gros existe, pour faire un costume plus humble. Celui-ci pourrait correspondre à un haberget grossier.

Comparaison des deux qualités de haberget, pour deux tenues de statuts différents. 

Parlons couleurs

La couleur. Après discussions avec Séverine Watiez et Grégoire le Guéderon...

Nous sommes d'accord sur le fait que cela correspond, niveau teintures naturelle, a du brun très foncé teint à l'indigo (pour le noir) et de la cochenille d'Arménie, pour le framboise. D'après Séverine, le framboise pourrait aussi être obtenu par du bois de brasil, mais la cochenille a une meilleure tenue. C'est supposé être une robe d'un certain statut. La cochenille d'Arménie paraît préférable.
Le haberget pouvait être teinté au grain (kermès donc). La cochenille d'Arménie est le niveau juste en dessous.
ECW cite plusieurs couleurs pour le haberget : paonacé, brun foncé, grain, etc.24(à noter que la page wikipedia ne cite que ces trois teintes, en laissant maladroitement entendre que ce sont les seules couleurs possibles. ECW les cite bien en exemples).
Pour elle, la couleur pouvait aller de la laine naturelle au kermès. Du moins cher au plus cher25 .

Version rouge, à gauche, et version couleurs naturelles (gris et noir), à droite. Cotte grise portée par Emilie Brustolin.

haberget rouge
haberget gris

On note les 2 couleurs (une en chaîne, une en trame). C'est un des mystères du haberget 13e. On ne sait pas si le bicolore existait avec certitude. Mais, les différents worsted, même non teints, que j'ai pu voir étaient quasi tous de laines de plusieurs couleurs. Ce sont des tissus qu'on identifie au 13e au "marbre", visiblement très à la mode. Qui tendent à disparaître aussi dans la 2de moitié, où le côté multicolore sera plus donné par les tissus rayés (biffés) ou partis. Cette importante proportion de tissus à chaîne d'une couleur, trame de l'autre (voire à 2 couleurs en chaîne ou en trame, comme pour le surcot de sainte Elisabeth) fait que la possibilité d'un haberget bicolore paraît parfaitement envisageable pour la 1ère moitié du siècle. Carus-Wilson ne paraît pas rejeter le
haberget bicolore. Elle considère que le haberget monochrome existait, puisqu'on a des témoignages selon lesquels il pouvait être teint sur pièce. Mais elle ne considère pas de manière absolue que cette méthode était unique. PWR cite, dans ses pièces archéologiques26, deux exemples de tissu avec traces d'indigotine et de garance. Etait-ce un mélange pour obtenir un violacé ou deux fils différents, donnant, de loin, une impression de violacé ?

(Merci à Emilie/Sigrid pour les photos, au château de Malbrouck et au Conseil départemental de
Moselle pour les autorisations, ainsi qu'à Séverine, Grégoire, Micky, Catherine, Laurette.)

Bibliographie

Eleanor Carus-Wilson, Haberget, A Medieval Textile Conundrum, Medieval Archeology, 13 (1969), 148-66.
Margaret Nockert, "A Scandinavian Haberget?" Cloth and Clothing in Medieval Europe. (Pasold studies in textile history; 2). London: Heinemann, 1983, 100-07.
Dominique Cardon (dir.). «Des vêtements pour un comte», dans E. Cruzéby, C. Dieulafait (sous la direction de), Le comte de l'An Mil, Aquitania, suppl. 8, 1996
John H. Munro, « The ‘Industrial Crisis’ of the English Textile Towns, c.1290 - c.1330 » in Thirteenth Century England VII: Proceedings of the Durham Conference, ed. by Prestwich, Michael, Richard Britnell and Robin Frame, Thirteenth Century England, vol. VII (Woodbridge: Boydell, 1999), 103-142.
Dominique Cardon, La draperie au moyen âge: essor d'une grande industrie européenne, CNRSS, Paris, 1999)
Penelope Walton Rogers, ‘The re-appearance of an old Roman loom in medieval England’, in P Walton Rogers, L Bender Jørgensen and A Rast-Eicher, The Roman Textile Industry and its Influence: a Birthday Tribute to John Peter Wild, Oxbow, Oxford, 2001, 158-171.
Hidetoshi Hoshino, Industria tessile et commercio internazionale nella Firenze del tardo medioevo, Leo S. Olschki Editore, Florence, 2001.
M. Sylvester, M. C. Chambers, G. Owen-Crocker, Medieval Dress and Textiles in Britain, A Multilingual Sourcebook, Boydell Press, Woodbridge, New York, 2014.
Site internet, lexique textile de l'Université de Manchester : http://lexissearch.arts.manchester.ac.uk


Tina Anderlini/Les Guerriers du Moyen Age
Juin 2016

Notes

1 PWR, 166-167, tableau 19.1
2 ECW, 149.
3 ECW, 148, 150.
4 ECW, 151.
5 Nockert, 107.
6 Hoshino, 153.
7 L'estanford d'Arras est, un peu plus tard, avec certitude, un drap de qualité inférieure, et bon marché. Munro,
8, note 16, travaux de Chorley. 8 Entrée « Stanford ».
9 Munro, 8
10 ECW, 149.
11 ECW, 153.
12 ECW, 153.
13 Munro, 4-5. Comme les autres tissus luxueux anglais.
14 ECW, 153-154.
15 Sylvester et. al., 73. Il s'agit d'un tissu rayé, pour habiller plusieurs membres (tailleur, cuisinier, etc.) de la maison de la Comtesse de Hollande, Elizabeth de Ruddlan, fille d’Edouard Ier. Les vêtements étaient fourrés d'agneau, ce qui n'est pas la fourrure la plus riche qui soit, loin de là, ce qui confirmerait la « chute de statut » du tissu de Stamford. (Le tissu apparaît en tant que « Stanfort » dans les comptes. Il se pourrait qu'il s'agisse d'un autre tissu fabriqué à Stamford. En ce cas, la dernière mention du haberget laïc remonte au milieu du siècle).
16 ECW, 158-165.
17 Munro, 7-8
18 ECW, 166.
19 EWC, 161.
20 PWR, 167.
21 Nockert, 100.
22 Nockert, 104.
23 Nockert, 107.
24 ECW, 154.
25 ECW, 157.
26 PWR, 167, tableau 19.1

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